( texte largement inspiré d’une conversation que j'ai eue, il y a quelque temps, avec ma voisine )
Madame B : Ah c’était un bel enterrement, je vous jure. Quand je pense que sa sœur de 94 ans est allée toute seule jusqu’à l’autel, raide comme un piquet, si c’est pas beau ça, quelle santé ! Ah elles s’entendaient bien les deux sœurs, toujours ensemble, mais c’est celle de 97 ans qui est partie d’abord. Normal, elle était plus âgée. Et la musique, vous auriez dû entendre ça, c’était beau comme un oiseau qui vole dans une église. Je crois bien que c’était un opéra grégorien, j’avais encore les notes qui résonnaient dans ma tête quand je suis sortie de l’église. J’ai jamais vu d’enterrement aussi beau, même celui de mon mari, pourtant j’avais payé cher, je vous dis ça en anciens francs, mais c’était 150 000 francs, et on était resté qu’une heure dans l’église. Là, deux heures ! Ça a dû lui coûter cher. J’ai pas vu passer l’après-midi, on est sorti à 17 heures. Ah elles ont pas eu une vie facile les deux sœurs, elles sont parties de rien, mais à l’époque c’était comme ça. Pas comme maintenant ! Si c’est pas malheureux tous ces jeunes qui volent et qui se droguent et qui boivent ! Ils le disaient l’autre jour à la télé ! Ah, ils ont bien raison de mettre le couvre-feu…
Moi : Vous m’excuserez Madame B, mais je dois aller préparer le repas, sinon on ne va jamais se mettre à table. Allez, bon dimanche…
A chaque fois qu'il téléphonait à l’association c’était le même scénario : il passait à côté d'une cabine d'essayage, le rideau était entrouvert, il voyait une femme se déshabiller, elle portait des jarretières, il ne pouvait détacher son regard de ce corps… Un jour, agacée de la répétitivité du scénario qu'il débitait au téléphone d’une voix monocorde, elle lui dit : - Vous savez que vous pouvez venir à l'association car notre spécificité c'est plutôt l'écoute en face à face. Vous connaissez notre adresse ? Une heure plus tard, un homme arrivait au local. C'était lui, elle le reconnut tout de suite à sa voix. Durant l’entretien, il ne desserra quasiment pas les dents et passa le plus clair de son temps à contempler le bout de ses chaussures. De fantasmes il n'y eut point, juste son mal être qui se terrait entre lui et elle.
Je n'ai plus de couleurs*. J'ai longtemps cherché un rouge vermillon, un jaune et un bleu, en vain. J'ai retourné mon esprit, tout mis sens sus dessous, rien. Sans doute ai-je usé ma palette avant l'heure ? Maintenant je ne cherche plus, je crée en tons grisés. Hier, mon médecin m'a dit que j'avais mauvaise mine. Je lui ai juste répondu que ça n'allait pas s'arranger car les couleurs s'effaçaient de ma vie. Il a mis son masque de médecin compréhensif et m'a donné des vitamines que je ne prendrai pas. Pourquoi feindre des couleurs qui n'existent plus ?
* phrase lue dans un commentaire de "Pagenas", alias P. Cassagnes, sur le blog je-double.
N'est pas fou qui veut. Moi, j'aimerais bien, mais je n'y arrive pas. J'en ai parlé à mon médecin et il m'a répondu : - Vous, votre problème, c'est que vous êtes trop normale ! Quand je lui ai demandé ce que je pourrais faire pour devenir folle, il a rétorqué : - Il n'y a rien à faire, sinon attendre, peut-être qu'un jour… Voilà, c'était il y a un mois, maintenant je me surprends à espérer un miracle.
Eduard reposa le combiné,
songeur. Cela faisait au moins vingt ans qu’il n’avait pas eu de nouvelles
d’Emilie, sa petite amie de l’époque et ce soir, elle l’appelle. Elle avait
glissé dans la conversation qu’elle était divorcée depuis une année et qu’elle
avait eu envie de reprendre contact, que les souvenirs partagés étaient si
tendres et qu’elle avait gardé une si bonne image de lui qu’elle avait fait les
recherches pour le trouver et désirait le rencontrer. Il avait hésité car lui,
n’avait pas oublié la façon dont ils s’étaient séparés et ses souvenirs à lui
étaient un peu moins positifs que les siens mais histoire d’en avoir le cœur
net, il avait accepté de la rencontrer le mardi suivant vers les 19h30, au
restaurant « la Cambuse » au bord du lac.
Ce mardi, jour de leur
rendez-vous, il était un peu nerveux. Vingt ans, cela marque son homme, ses
cheveux étaient plus rares, son ventre un peu plus rebondi qu’autrefois et même
s’il n’avait aucune envie de reprendre leur histoire là où elle s’était
terminée, il ne pouvait s’empêcher d’avoir des petites palpitations à l’idée de
la revoir. A 19h30 précise, il parqua sa voiture dans l’arrière-cour du
restaurant et se dirigea vers la terrasse. Ce début de soirée était agréable,
une légère brise apportait un peu de fraîcheur à l’air ambiant, sa journée
avait été positive et les affaires marchaient bien. Il se sentait bien. On le
conduisit à sa table, visiblement, Emilie n’était pas encore là mais il se
souvenait qu’elle avait toujours un quart d’heure de retard, c’était systématique
et il avait à l’époque, renoncé à la faire changer. Il se commanda un verre de
blanc et attendit, admirant le paysage qui s’offrait à lui. Il aimait ce
restaurant, il emmenait souvent ses clients déjeuner là car la cuisine était
simple et délicieuse, le patron presque un ami et les serveurs discrets et
efficaces. Quand une main se posa sur son épaule il sursauta. Elle était là,
elle avait peu changé si ce n’est quelques ridules au coin des yeux mais ses
yeux démentaient le sourire qu’elle voulait joyeux. Elle portait un ensemble
pantalon qui lui allait à ravir et qui mettait en valeur sa taille fine, ses
cheveux bruns étaient coupés courts et elle était à peine maquillée, elle était
très belle. Il se leva, ils s’embrassèrent comme deux amis contents de se
revoir, elle s’assit, commanda également un verre de vin blanc et un silence
s’installa. Il observait ses mains, qu’elle serrait et desserrait nerveusement
et comme elle ne disait rien il prit les devants.
- Cela fait longtemps…
Elle rit en répondant que oui,
cela faisait exactement 19 ans et 7 mois. Un peu surpris par cette précision,
il lui demanda ce qu’elle avait fait durant toutes ces années.
- Je suis partie m’installer à
Sainte-Croix, je sais c’est un peu paumé comme ville mais l’industrie horlogère
cherchait de la main-d’œuvre, ils offraient des bonnes conditions de travail et
des facilités de logement. J’y suis restée dix ans puis mon entreprise m’a
offert la possibilité d’une formation de responsable, j’ai été mutée à
Neuchâtel à la maison mère, j’ai gravi les échelons petit à petit et j’ai un
bon poste.
- Tu m’as dit être divorcée, tu as
été mariée longtemps ?
- Dix ans, je me suis mariée tard,
j’étais trop occupée à gérer ma carrière pour songer à fonder une famille mais
l’horloge biologique interne des femmes étant ce qu’elle est, si je voulais
avoir des enfants, il fallait que je trouve le père. Jean était un mari gentil
mais après cinq ans de vie commune, nous avons été consulter pour comprendre
pourquoi je n’arrivais pas à être enceinte. Mon mari était tout simplement
stérile.
Le serveur vint prendre la
commande. Cela leur laissa un instant de répit et l’occasion de changer de sujet,
sujet qui, Eduard le sentait, semblait être douloureux.
- J’ai suivi ta carrière de loin,
tu sais. Ton nom apparaît parfois dans les journaux. Et toi, es-tu marié ?
Des enfants ?
- Oui aux deux questions. Deux
filles, Jade qui a 15 ans et Coralie qui en a 13.
La terrasse se remplit
progressivement, l’air était doux et Eduard se demandait toujours pourquoi elle
avait demandé à le rencontrer. Finalement il se décida.
- Je vais être direct, je me
demande pourquoi tu as cherché à me revoir ? Après si longtemps et surtout
après la façon dont nous nous sommes quittés, si tu te souviens…
Emilie baissa les yeux sur son
assiette, soudain très nerveuse.
- J’ai une demande particulière, j’ai
eu 40 ans en avril, si je veux avoir des enfants c’est le dernier moment, je ne
peux plus attendre…
Elle redressa la tête et le
regarda dans les yeux.
- J’aimerais que tu me fasses un
enfant !
Le moment de stupeur passé, il
réagit.
- Mais tu es folle, un enfant ?
Comment peux-tu imaginer que je puisse être d’accord. Et je suis marié je te
rappelle et je ne vais pas foutre en l’air ma famille pour cette idée
complètement…dingue.
-Ne t’énerve pas, je sais que ma
demande est perturbante, je pourrais baiser le premier mec venu mais je me
disais qu’un enfant de toi serait merveilleux.
- Oublie, tu entends, oublie !
Tu es belle, cherche-toi un autre compagnon mais ne compte pas sur moi.
Il fait déjà nuit noir à la rue
de l’Orient, un homme à l’allure jeune se faufile entre les voitures en
stationnement. Soudain, il s’immobilise près d’une Jaguar, jette un œil autour
de lui et, rassuré par la rue déserte, sort un fin outil de sa poche et commence
à travailler la portière. Quand son père lui avait enseigné le métier,
l’électronique n’avait pas encore fait son apparition et la profession s’était
pas mal compliquée depuis. Finalement, il s’était spécialisé dans les voitures
de collections, plus facile à voler. C’était un marché lucratif car il y avait
toujours des amateurs avertis capable de débourser quelques milliers d’euros
sans poser trop de questions sur la validité du no de châssis du véhicule.
Au loin une sirène le stoppe net
dans son labeur. Il se redresse, aux aguets mais finalement, le bruit
s’éloigne. Fausse alerte ! Finalement, il ouvre la portière, se glisse sur
le siège conducteur, attrape les fils sous le volant et démarre la voiture. Un
doux ronronnement propre aux Jaguar vient enchanter ses oreilles. Il enclenche
la vitesse, appuie délicatement sur la pédale et la voiture se met en route
tout en douceur. Ah ! ces voitures de luxe, quel plaisir, queldélice dans la conduite…il décide de se faire
une petite joie et de rouler un peu avant d’aller l’amener chez Henri pour la
maquiller. Il emprunte donc la rue Girard et petit à petit, les lumières se
font rare, les habitations également et bientôt, ses phares deviennent les
seuls points lumineux dans la nuit noire.
- T’es qui?
Cette voix venue de nulle part le
fait sursauter et donner un coup de volant qui manque l’envoyer dans le fossé.
Il plante sur les freins, se retourne et voit deux yeux briller dans la nuit.
Il allume le plafonnier et découvre une petite fille d’environ 8-10 ans, les
cheveux en bataille, le visage ensommeillé, fripé et marqué par la couverture
sur laquelle elle était couchée. « Merde, se dit-il, qu’est qu’elle fout
là ! »
La petite se redresse et repose
sa question.
- T’es qui ? Et où est mon
père ?
« Voler une voiture avec une
môme dedans, fallait le faire. Quel con je suis ! », se lamente Fred.
« Trouver une réponse et vite pour me tirer de ce pétrin ».
- Je suis un copain de ton père,
il m’a téléphoné pour que j’amène la voiture à réparer, elle a un problème.
L’enfant se glisse sur le siège
passager, attache sa ceinture et le regarde attentivement.
- C’est pas vrai, je t’ai jamais
vu et mon père m’a dit qu’il redescendait tout de suite, qu’il devait juste
prendre un truc. T’es un voleur.
- Bon puisque tu es si maline et
que tu sais tout, tu veux que je fasse quoi de toi ? Au fait t’as quel âge ?
- J’ai 10 ans et demi et t’as qu’à
m’emmener avec toi. Je dirai rien, je trouve ça rigolo.
Un silence s’installe. Fred se
demande quoi faire. Plus question d’aller chez Henri, le mieux serait de
ramener la voiture à sa place et se tirer. C’est vrai quoi, la môme elle serait
pas capable de le décrire, dans la nuit, ses traits se voient mal…ouais, ce
serait la meilleure solution et tant pis pour la caisse, elle aurait pu lui rapporter
gros mais un kidnapping, c’est pas bon pour son avenir... Il décide donc de
revenir en ville et reprend la direction du centre.
- Tu t’appelles comment ?
demande l’enfant.
- Jules, répond Fred.
- Je te crois pas, c’est trop
nul, tu veux pas me dire ton nom, c’est ça hein ? Moi je m’appelle
Amandine.
- C’est joli.
- Et on va où maintenant ?
- Je te ramène chez toi et on va se
quitter. Tu diras à ton père qu’il se débrouille, qu’il amènera la voiture
lui-même chez son garagiste.
- Tu sais pourquoi je sais que t’es
un voleur ?
- Non mais tu vas me le dire.
- Mon père est garagiste et c’est
lui qui réparer les voitures, donc t’es un menteur.
Fred ne répond rien, il fallait
qu’il tombe sur une futée, pas bon pour la suite ! Il ne voit qu’une solution,
parquer la voiture près d’une station service, dire à la gamine qu’il va
acheter quelque chose à boire et s’esquiver le plus vite possible. A un moment
donné, il y a bien quelqu’un qui va réagir avec cette gamine dans la Jaguar à
moins qu’elle-même se décide à demander de l’aide. Elle est sympa cette môme et
débrouillarde, il en est sûr, ça va aller.
Et c’est ce qu’il fait. Il lui
dit de rester bien tranquille dans la voiture, de bien verrouiller les
portières et de n’ouvrir à personne, puis pénètre dans la station service et
sort par une porte arrière. Un sentiment de mal-être le suit et l’empêche de trop
s’éloigner. Il se poste à l’abri d’une porte cochère qui lui donne une bonne
vue sur la Jaguar. Il n’a pas à attendre longtemps avant de voir la gamine
allumer le plafonnier et sortir un téléphone portable de sa poche et le mettre
à son oreille. Il avait raison, elle est dégourdie !
Rassuré il s’éloigne et se disant
qu’il va se mettre au vert un petit moment, s’accorder des vacances histoire de
se faire oublier. C’est la saison où tous les amoureux de voitures anciennes
sortent leur petit bijou du garage où il est planqué tout l’hiver, un petit tour
sur la côte serait une bonne idée, peut-être qu’il arrivera à trouver cette
fameuse Triumph 1957 qu’il cherche depuis si longtemps.
Une silhouette à l’allure jeune
se fond dans la nuit de ce 22 juillet et disparait au loin.
Sur le blog « Je-double »,un nouveau photomontage de P. Cassagnes (www.sucrebleu.com), illustré par un texte de G. Balland : « L’homme au visage brûlé ».
PS : En ce qui me concerne, je vais faire une pause d’une semaine, le temps de prendre le temps…